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dimanche 5 septembre 2021

Kant

 S'il existe des philosophes faussement faciles, Kant peut être catalogué comme faussement difficile. La seule difficulté puisqu'il y en a une quand même vient du vocabulaire à assimiler pour aborder son œuvre. Kant est le représentant par excellence de l'idéalisme allemand avec sa révolution copernicienne. Le sujet ne tourne plus autour de l'objet qu'il cherche à connaître, mais l'inverse. Il se situe donc en dehors du réalisme. Le philosophe de Königsberg a établi avec une extrême rigueur les conditions de la connaissance dans la critique de la raison pure.

Il a abordé toutes les grandes questions philosophiques. Dans la critique de la raison pratique, il cherche à résoudre la question morale. Son influence perdure encore dans le droit international inspiré de la morale kantienne. Les institutions internationales ont été fondées avec un arrière-plan philosophique kantien. Même si Eichmann à son procès a cité Kant, pour justifier son obéissance, cela n'empêche pas que la morale « objectivée » de nos jours est essentiellement celle de la morale kantienne. Kant reste un monument incontournable de la pensée moderne.

Que puis-je savoir ?

C'est dans la Critique de la raison Pure que Kant établit les conditions de possibilités de la connaissance. Le philosophe fait tourner l'objet autour du sujet. Cela veut dire que toute connaissance vient de la structure du cerveau de l'homme. Kant a appelé cela la révolution copernicienne.

Le transcendantal

« J'appelle transcendantal, toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d’objets que de notre mode de connaissance des objets en tant qu'il est possible en général ». (Critique de la raison pure).

Le transcendantal est l'ensemble des conditions a priori. L'a priori s'oppose à l'empirique. Kant distingue deux sortes de connaissance a priori : celles qui sont pures et celles qui ont un lien avec l'expérience.

Le philosophe s'intéresse à la connaissance a priori pure. L'a priori pur pour un biologiste sera lié à notre cerveau. Les formes a priori de la sensibilité sont l'espace et le temps. Une catégorie de l'entendement a priori sera la causalité parmi douze autres.

À la différence de Hume, pour Kant le concept de causalité ne vient pas de l'habitude.

Dans l'appareil transcendantal, Kant distingue la sensibilité (les objets nous sont donnés ainsi) et l'entendement (les objets sont pensés). On a une synthèse de l'empirisme et du rationalisme.

« Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l'entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. » (Critique de la raison pure)

Kant distingue aussi les jugements analytiques qui ne nous apprennent rien corne « tous les corps sont étendus » et les jugements synthétiques qui nous apprennent quelque chose de nouveau comme « tous les corps sont pesants ». Ces jugements synthétiques viennent de l'expérience.

En plus de la fracture sujet-objet, Kant distingue le noumène (chose en soi) du phénomène. La connaissance du noumène est impossible. L'homme ne connaît que des phénomènes (ou des apparitions). Pour certains postkantiens, le concept de noumène n'apporte rien.

La morale

La morale kantienne imprègne notre époque. Dans le dernier débat sur la prostitution la morale kantienne donne des réponses sans équivoque. La prostitution est foncièrement immorale puisqu'il ne faut pas utiliser l'autre comme un moyen. L'être de raison doit être considéré comme une fin en soi. « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

Pourquoi respecter l'autre ? Les personnes sont des êtres de raison, ce qui fait leur dignité.

Le principe de la moralité se trouve dans la volonté du sujet. La volonté est fondée sur la liberté que Kant postule chez l'homme comme un noumène et donc hors de la connaissance. La volonté est autonome et au fondement de la loi pratique. La moralité devient donc un « Je dois » qui peut se définir comme l'impératif catégorique : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ».

Kant distingue l'impératif catégorique de l'impératif hypothétique qui tient compte d'éléments empiriques. L'impératif catégorique est inconditionnel, l'impératif hypothétique contient du relatif.

La liberté est un postulat de la raison pratique. Elle est le fondement du devoir et de la morale. Obéir au devoir est la liberté elle-même.

Kant définit aussi la personne dans la Critique de la raison pratique.

« La personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme le pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps, au monde intelligible. »

Pour fonder son système moral, Kant donne trois postulats. Le premier est l'existence de Dieu. Le deuxième est l'immortalité de l'âme. On retrouve Platon. Le troisième postulat est celui de la liberté qui sera repris par Sartre.

Ces trois postulats fondent la doctrine de la raison pratique.

Kant, de la même façon que Husserl qui se définissait ainsi, fut un fonctionnaire de l'humanité.

Représentant des Lumières, il a écrit : « Sapere Aude », c'est-à-dire ose te servir de ton entendement, de ta raison. La raison est certes un concept ô combien chargé d'Histoire. Il a écrit aussi sur une Histoire finalisée selon lui, sans cesse en progrès avec une humanité s'améliorant de génération en génération.

Sa caractéristique essentielle par rapport à ses antécédents fut de mettre le sujet au centre de la connaissance, idée qui existait en partie chez Protagoras mais non construite de façon aussi précise et développée : « L'homme est la mesure de toute chose ». Celui qui aura la prétention de le dépasser sera Hegel.

Patrice GROS-SUAUDEAU

samedi 30 janvier 2021

Vers le royaume

   

Balzac avait voulu, dans le roman éponyme, se hasarder dans ce qu’il appelait L’envers de l’histoire contemporaine. C’est un peu le projet de trois romanciers qu s’expriment dans la revue Ligne de risque : Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Mais qu’est-ce que l’envers de l’histoire ? Le revers du canevas, l’éternité… ou son contraire, l’immortalité transhumaniste que l’homme se donne à lui-même !

Le livre commence sur un constat, arraché à un sdf, qui a élu domicile Place de la République à Paris : « On m’a tout volé », lit-on sur un grand écriteau qui lui cache la poitrine. L’idée mère de nos trois complices est que nous pourrions tous porter cet écriteau. La modernité, les Lumières, la Révolution française mais aussi le nazisme et le communisme nous ont tout volé. 

Le monde se réduit à la logique des systèmes que l’homme a mis en place. Sa seule réalité est la cybernétique. À force d’automatisme, de calculs et de codes, nous nous retrouvons dans le monde virtuel et parce que dans l’opération, nous avons perdu la liberté de notre esprit, avec le rythme qui lui est propre, il est juste de dire que le Dispositif nous a tout volé. Il faut chercher à nous retrouver nous-mêmes, et, pour ces trois romanciers, c’est la littérature, son verbe ou le leur, qui nous y aidera. Ils lancent donc, comme une bouteille a la mer, leur appel des derniers jours. Et ils posent la question : comment échapper au Dispositif ? Comment retrouver la liberté ? Il s’agit pour chacun de se soustraire à « la stupeur du monde », cette stupeur qui nous rend tous interchangeables dans le grand Œuvre comptable du Dispositif et pour cela il importe à nouveau de croire dans l’histoire.

L’histoire n’est pas une suite incohérente d’événements qui seraient tous régis par la loi des plus forts. C’est un récit sacré, fait de coïncidences enthousiasmantes ou terribles, qui nous raconte, sans s’en donner l’air, notre propre histoire, mais surtout, Nietzsche l’avait bien compris, qui nous murmure à l’oreille l’histoire de ce Dieu, si solidaire de l’homme, qu’il parait mort, lui aussi empoisonné par le Dispositif. Vous lirez dans ces pages des choses que vous n’avez sans doute jamais lu ailleurs, par exemple la conversation entre Marmontel et Chamfort sur le sens caché de cette Révolution française, qui veut faire époque dans un recommencement de l’histoire. Vous découvrirez aussi que Hitler est, selon ses propres dires, le pur produit du Dispositif, et qu’il unissait dans la même exécration le judaïsme et le christianisme. Cette histoire, qui est proprement l’envers de l’histoire contemporaine, n’est pas constituée de souvenirs du passé, elle est ce qui du passé forme aujourd’hui notre présent. Elle est ce qui peut nous permettre de nous comprendre, en puisant dans cette connaissance  les ressources qui nous feront échapper au Dispositif.

Mais je leur laisse la parole à propos des Lumières : « Pour Emmanuel Kant, les Lumières furent le moment historique ou l’espèce humaine sort de sa minorité et devient adulte. Ce qu’il n’a pas anticipé c’est l’aspect coudé et sinueux que prendront les Temps modernes au moment de leur apothéose. On veut atteindre un but : l’émancipation humaine. Et par une déviation inattendue, on aboutit à son contraire le comble de la servitude ». « De la liberté absolue j’en arrive au despotisme absolu » marmonnait le Chigalev de Dostoievski. C'est tout le paradoxe de la modernité : la liberté mute en despotisme a l’ombre de Dame Guillotine. Comme l’immortalité est le contraire de l’éternité parce que c’est une fabrication humaine qui croit l’avoir remplacée et qui l’a seulement fait oublier.

Dans la partie suivante, “Le sacrifice d’Israël”. c’est justement à un exercice de mémoire que se livrent nos auteurs, mémoire de la Shoah, dont le récit est déjà esquissé dans la Bible lorsque Amann le ministre d’Assuerus roi des Perses organise la destruction des juifs dans l’immense empire de son maitre. C’est une femme Esther (la cachée) l’une des épouses de l’Empereur, qui lui fait prendre conscience de l’horreur. Renversement de situation : c’est Amann qui va mourir. Yahvé est bien ici le goël d’Israël, le rédempteur. De la même façon aujourd’hui c’est une rédemption, c’est un racheteur (goël), un renverseur de situation que nous attendons pour sortir du Dispositif.

Le livre, vaste quête littéraire et historique, se termine par la bonne nouvelle le royaume est possible. Il n’est pas hors d’atteinte. C’est une expérience intime qui nous est proposée : « Écoutez ! Voila que s’allume un passage en vous. Quelque chose s’ouvre et respire. C’est un endroit que vous ne connaissez pas, aussi ténu qu'une brise entre deux fleurs des champs et c’est extraordinaire vous sentez que rien encore n’est venu toucher ce lieu, que la société n’y a aucune part. Il y a en vous un endroit indemne, absolument séparé, vers lequel vous vous mettez à marcher : c’est le Royaume ». Tout est accompli !

Yannick Haenel, François Meyronnis, Valentin Retz, Tout est accompli, éd. Grasset, 364 p., 22 €

Abbé G. de Tanoüarn monde&vie 5 décembre 2019 n°979

mercredi 27 janvier 2021

Machiavel et la modernité Politique, stratégie et guerre 4/5

  

Paix et Guerre. pacifisme, bellicisme et « Machtpolitik »

Bien que la politique ne s'identifie jamais totalement à son fondement, elle ne se subordonne de bon gré à celui-ci que dans les situations exceptionnelles ou de crise, quand elle adopte le mode radical des armes et se prolonge dans leur langage et par leur voix. Or, si la paix intérieure est favorisée par le primat de la politique qui monopolise légalement la violence, et si la paix extérieure est garantie par la logique de la puissance et l'utilisation légitime des moyens qui la servent, la paix en général est érigée sur le fondement de la politique.

La paix ne peut renier les moyens de la politique. Le pacifisme ne peut composer avec le refus moral de la violence. L'un et l'autre doivent admettre à contrecœur, la légitimité de l'usage de la force, car elle ne trouve jamais sa fin en elle-même. Le fondement de la force ne doit pas être identifié avec le primat de celle-ci sur la politique. L'équivoque et cette confusion n'ont rien de terminologique. En fait, on peut désigner par bellicisme le primat des armes sur la politique, et par militarisme la politique et l'idéologie qui servent le but attribué à ce primat.

En fait, si le primat des armes assure la défense, le primat de la politique doit assurer la sécurité. La défense est garantie par une logique de la force, la sécurité par la logique des équilibres et des alliances : la première juge et spécule sur la menace actuelle et directe, la seconde sur la menace potentielle ou virtuelle. La politique de puissance, « Machtpolitik » ou « Power politics » relève du réalisme et non du bellicisme. Celui-ci et celle-là sont sous-entendus par des conceptions différentes de la paix et de la guerre : pour la politique de puissance, la paix et la guerre sont des moyens et des modalités particulières du gouvernement politique, les formes et instruments d'une politique intégrale ; pour le bellicisme, la paix est une préparation au « jugement de Dieu ». Les deux doctrines s'accordent mutuellement pour reconnaître que le pouvoir est la chose qui demeure et résiste, qui perdure par nature, l'éternel Léviathan tout à tour sourcilleux ou démoniaque ; pour reconnaître que la dialectique de la guerre et de la paix fonde le devenir de l'histoire.

Déduite de la théorie des relations internationales, la politique de puissance évoque l'état de nature, l'absence de tribunaux et de lois, mais elle ne dévalorise nullement la paix au profit de la guerre. Elle apparaît comme la doctrine des souverainetés, toujours solitaires dans l'affirmation impitoyable et romantique de leurs droits et de leur indépendance, qui acceptent la provocation sans la subir et sont prêtes, à tout moment, à l'escrime et au duel.13

La paix n'exclut ni les querelles ni les litiges. Elle n'étouffe point les échos pathétiques des craintes devant le risque, l'épreuve de force et son verdict. Dans sa version nationaliste ou impérialiste, et dans les moments les plus sombres du calcul, la « Machtpolitik » convertit son pessimisme en une sorte de frémissement audacieux et viril devant le heurt des peuples et des nations. Tout en admettant le caractère universel de la lutte pour la puissance, la paix se conçoit comme la garantie du plein développement des virtualités d'un peuple. Le « Volksgeist » exalte l'identité communautaire, à laquelle sont également nécessaires la force et la culture qui s'épousent dans la grandeur de la puissance. Le bellicisme, en revanche, dévalorise la paix et exalte uniquement la guerre. Il est une sorte de régression irrationaliste par rapport aux conceptions pondérées et modérées de l'agir historique et du travail des sociétés. Selon cette doctrine, la paix a un signe essentiellement négatif. Elle est un affaiblissement et un appauvrissement des facultés originelles de l'homme, que la guerre requiert et dévoile dans son ardente et sanglante splendeur.14 Pour les conceptions cycliques et palingénésiques du cours de l'histoire, fondamentalement organicistes, la guerre est vigueur et recommencement. Elle est l'accouchement tragique du nouveau.

L'habitude de la paix n'apparaît que comme dissolution et chute, maladie et ruine. Chez Machiavel, se trouve une analyse précise de la vulnérabilité humaine et politique, de ses effets et influence idéologico-psychologiques sur l'existence et la continuité du pouvoir. « Non seulement les peuples sortent renforcés de la guerre, mais, de plus, les nations, qui sont en elles-mêmes hostiles les unes aux autres, trouvent, grâce à la guerre à l'extérieur, la paix au dedans »15.

Nous repérons ici, comme le souligne pertinemment A. Philonenko une critique sans nuances de l'individualisme moral et de ses revers philosophiques, de l'universalisme cosmopolite et de l'humanitarisme abstrait, doctrines sans substance éthique et, en leur fond, illusoires et utopiques, sources de renoncement et de rêveries. Le projet de paix perpétuelle de Kant en fournit un exemple éclairant, car la notion d'humanité suppose l'effacement et l'abolition radicale de l'hostilité et de la relation d'ami et d'ennemi dont l'actualisation ultime préside au déclenchement de la guerre et à la négation existentielle de l'autre (au sens politique du terme). Doctrines incapables enfin, de suggérer l'engagement et l'intégration dans une totalité ; totalité qui est la forme propre de l'individualité historique des peuples en lutte perpétuelle entre eux ; et cela en raison de l'opposition et du divorce entre raison et histoire ; en raison de la dichotomie spéculative entre, d'une part, le monde des idées, inscrites dans la perspective d'une histoire universelle où s'affrontent les grands concepts et les grands systèmes, protagonistes de la lutte philosophique, et, d'autre part, le monde des événements toujours sanglants et singuliers où les nations connaissent par les conflits, les contraintes inéluctables des volontés déchaînées ainsi que les entraves et limites d'une nature, réfractaire ou hostile à la maîtrise de l'homme.

Cette opposition, Hegel la résoudra par le mouvement de réalisation et d'intérioration, providentiel, de l'universel dans le réel ; mouvement procédant, quant à la philosophie de la guerre, de la triple conversion et réconciliation :

    - de la raison dans l'histoire,

    - de la raison dans la volonté (étatique),

    - de la volonté dans la décision (ou verdict de l'acte de guerre).

Ce qui, en résumé, fait de la guerre, essence ultime de l'État, non seulement le lieu héroïque de la décision, mais aussi le champ où se dénoue le sens de l'histoire et le foyer éclairant l'authentique moralité de l'individu. C'est à travers la guerre et la violence politique qu'elle déchaîne que l'État se dévoile comme entité historique et rationnelle et que l'individu, qui ne peut avoir d'existence vraie qu'au sein d'une communauté, devient un être authentiquement libre car il accepte de vouer sa vie au sacrifice suprême pour le bien de sa cité. Il accède, par cet acte tragique, à une forme supérieure de courage : le courage militaire différent, en sa nature, du simple courage individuel, et qui lui permet d'atteindre, par l'identification à son État, « l'intégration dans l'universel ».

La formule foudroyante et grandiose par laquelle Hegel résumera la synthèse de ses vues, déjà énoncée par Schiller dans son poème Résignation, est : « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht », ou l'histoire du monde est le tribunal du monde, le lieu du jugement ultime des peuples et des nations. La vulnérabilité organique appartient aux cycles vitaux de la nature ou de l'espèce; la vulnérabilité morale, au manque des qualités essentielles, de fermeté et de vertu ; la vulnérabilité politique, à la preuve, pour le pouvoir, de son incapacité à répondre à la demande naturelle de sécurité.

La ruine du pouvoir a sa racine dans cette absence de qualité politique qui réside dans la perception de l'essentiel : dans la blessure morale du citoyen égaré et sans protection, face au danger couru par sa cité, et dont l'infidélité conduit à l'éclatement des fondations de l'État. Point de trace de bellicisme, donc, chez Machiavel. Réalisme et désenchantement dominent dans son œuvre, pleinement et amèrement. Mais y transparaît, dans sa nudité, toute sa préoccupation pour la raison d'État, sa loi sécularisée et son calcul rationalisant. Son regard perce jusqu'à l'intérêt essentiel : la sécurité, la conservation et la durée du pouvoir.

Notes annexes

Note 1 : Le Linkage

Cette liaison anticipatrice entre les différentes formes de la politique et les modes subtils et conjoints du jeu diplomatique n'atteignent certes pas la complexité moderne du linkage.

Par ce terme, on peut entendre, aujourd'hui, la partie stratégique globale menée par des acteurs paritétiques à partir d'atouts et d'objectifs définis, et orientée par le transfert croisé de gains et de pertes -- donc de défis et de risques politico-stratégico-économiques -- d'un secteur à l'autre du marchandage (bargaining process) ou d'un échiquier à l'autre de la négociation.

Cette partie, qui inclut la manipulation de tous les termes de la rivalité, donc des tensions et des crises, inclut nécessairement le chantage ou la violence, ouverts ou simulés, dans un jeu à issues incertaines et à forte indétermination de fond. Elle vise à lier et redéfinir les différentes hiérarchies politiques, fonctionnelles et sectorielles, du poker hégémonique.

Au-delà même des gains substantiels, difficiles à mesurer dans l'immédiat, il s'agit de gains d'autorité, de prestige, ou du leadership ; donc de gains hiérarchiques et de système ayant pour but de modifier les règles du jeu et d'imposer un « gap » diplomatique en matière de négociation.

Le linkage est la figure novatrice et toute récente de la capacité, propre aux grandes puissances, de contenir réciproquement la fonction perturbatrice de la violence à l'intérieur de certains seuils d'affrontement ; de manœuvrer par échiquiers économiques, politiques et stratégiques distinguant, superposant et liant globalement, selon les cas et les circonstances, mais aussi selon les acteurs et les théâtres, les trois logiques de :

    la coopération-compétition (USA, Europe,,Japon)

    la compétition-rivalité (USA, URSS, Chine)

    la rivalité-confrontation virtuelle (pays à vocation hégémonique USA-URSS et sphères relatives des pays hégémonisés ou dominés).

Cet accroissement du pouvoir global de négociation, par rapport à tous les autres acteurs du système, est une modalité d'affirmation nouvelle de la puissance, discrète mais non moins bouleversante. Elle comporte une redistribution des cartes du jeu et des zones d'influence, un reclassement des hiérarchies antérieures et redéfinition de la carte géopolitique.

Les souverainetés de certaines unités politiques en sont d'autant limitées ou affectées qu'elles en sont amoindries ou vidées de substance, tant sur le plan inter et supra-étatique (ex. négociation stratégique) que sur celui des rapports transétatiques (négociation économique).

Le cas extrême est celui d'une véritable « délégitimation » politique, à répercussions et effets infra-étatiques (ex. négociations et échanges de coopération et sécurité, bilatéraux ou collectifs, ayant pour but de renforcer ou affaiblir, stabiliser ou déstabiliser un régime). A partir de ce seuil, nous quittons insensiblement le terrain du linkage, comme partie stratégique globale entre acteurs paritétiques, pour entrer dans le domaine hybride de l'influence, pression et ingérence, exercées sur des acteurs mineurs ; un terrain plus restreint pour des situations très singulières.

Le cas de dé-légitimation politique, résultant de l'action d'une main étrangère, est le propre d'aires de pouvoir hégémonisées et secouées par des crises internes. Les souverainetés des acteurs concernés sont, de ce fait, limitées.

Tous les phénomènes politico-idéologiques gravitent alors dans une orbite intégratrice, politisée et à consensus élargi, qui est celle de l'alliance ou bloc cautionnant ou sanctionnant les options collégialement adoptées ou unilatéralement imposées de façon autoritaire, sinon militaire.

Note 2 : L'ami et l'ennemi 16

La distinction de fond, autonome, originelle et non dérivée, « à laquelle peut être rapporté tout l'agir politique au sens spécifique » et, de ce fait, « les actions et motivations politiques », est la distinction d'ami (Freund) et d'ennemi (Feind). Il s'agit là d'une « définition conceptuelle, d'un critère et non pas d'une définition exhaustive ou d'une explication du contenu ».

En tant que principe d'identification catégorielle de l'altérité, irréductible à d'autres antithèses, sa signification ne réside pas uniquement dans « l'indication du degré d'intensité extrême d'une union ou d'une séparation, - d'une association ou d'une dissociation », mais elle est un référent capital pour les conséquences pratiques qu'on peut en tirer, tant sur le plan stratégique que tactique. Ainsi, la connaissance et la compréhension correcte de cette distinction radicale conduisent à la conclusion, également radicale, selon laquelle, « dans le cas extrême, sont possibles avec lui (l'autre, l'étranger, der Fremde) des conflits qui ne peuvent être décidés ni par un système de normes préétablies, ni par l'intervention d'un tiers "non engagé" et donc "impartial" ».

Omniprésence virtuelle du conflit, donc de l'hostilité radicale du couple ami-ennemi que la guerre actualise. C. Schmitt en déduit que « seulement celui qui y est directement engagé peut en finir avec le cas conflictuel extrême ; en particulier, celui-ci seulement peut décider si l'altérité de l'étranger, dans le conflit existant concrètement, signifie la négation de son propre mode d'existence ; donc, s'il est nécessaire de se défendre et combattre pour préserver son mode de vie propre et spécifique ».

À suivre