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lundi 2 mars 2020

14-18 Quand l'Europe avait choisi de se suicider

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En des termes presque identiques, Marcel Déat et Ernst Jünger ont évoqué les horreurs de la Grande Guerre. La France et l'Allemagne y ont laissé le meilleur de leurs forces vives. Ce fut un immense gâchis dont l'Europe ne s'est jamais relevée.
« Tout autour, sur les collines montent des geysers de fumée, des obus énormes tombent sur les forts, notre artillerie, tapie au flanc des moindres ravins, envoie par rafales de vraies nappes d'obus derrière les hauteurs, vers le nord, sans doute sur des rassemblements signalés par l'aviation. Nous poussons en avant jusqu'à la lisière du bois, mais une série de 150 nous obligent à rétrogader et à nous diluer. Le soir on nous alerte, et nous voilà partis vers le village de Chattancourt, dont les maisons brûlent. L'air est saturé de gaz lacrymogènes, d'extraordinaires lueurs éclairent parfois comme en plein jour ce fond de cuve où nous pataugeons. On nous rassemble aux abords du village, le chef de bataillon, le commandant Thomas, nous explique très brièvement qu'on va contre-attaquer quelque part en avant en direction du bois des Corbeaux. Personne ne sait où sont les lignes ni s'il y en a encore. Nous grimpons, un orage de 150 et de 210 s'abat sur la crête, les compagnies flottent dans le noir sous la pluie des explosifs. Un éclatement énorme m'éblouit, à deux mètres devant moi, je me sens soulevé par le souffle, je fais une pirouette et je retombe la tête la première dans un trou d'obus, le casque amortit la chute, personne n'est touché nous attendons à l'abri d'une espèce de talus qui a été la paroi d'un abri éventré et nous nous apercevons que nous sommes assis sur des cadavres. »
L'auteur de ces lignes, Marcel Déat, est un combattant de 14-18. Il a vécu, pendant quatre ans - une éternité - cette descente aux enfers qui a bouleversé l'Europe il est peu de fracture, dans l'histoire des hommes, qui ait eu une telle portée. Après elle, le monde n'était plus, ne pouvait plus être le même. Les hommes qui ont traversé cela, qui ont survécu à cela, en ont porté, au plus profond d'eux-mêmes, une marque indélébile. « Cette expérience, constate Déat, nous a pour une grande part formés, pétris, façonnés, marqués pour toujours. Car, de vingt à vingt-quatre ans, nous avons été soldats, combattants, et rien que cela. »
Le normalien Déat, confronté à cet examen permanent qu'est la guerre, a vite compris qu'elle est, aussi, l'occasion sans doute unique de remettre les choses à leur vraie place « Nous avions récupéré notre saine animalité, ayant enfoncé et mis en morceaux les écrans protecteurs et les interdits d'une civilisation sans profondeur. Nous n'étions pas du tout devenus des brutes. Nous avions au contraire étonnamment gagné en humanité véritable, mais les tabous factices ne projetaient plus aucune honte sur nos fonctions élémentaires. Nous avions refait connaissance avec notre corps, nous savions ses possibilités [...] Nous connaissions maintenant la vraie fatigue, la vraie faim, la vraie joie de manger et de dormir. Nos sens émoussés étaient redevenus aigus et rapides [...] Le soleil, la pluie, la chaleur, le froid, avaient pour nous une signification neuve. » (1).
JÛNGER, ACTEUR LUCIDE
En face, on a les mêmes réactions. L'Allemand Ernst Jünger, engagé dans la tourmente à dix-neuf ans, quatorze fois blessés, est de ces hommes qui, acteurs lucides de l'événement, en laissent un témoignage dépouillé de tout artifice. Tableau sans concession « Nous avançons en silence, car l'ennemi pourrait être tout proche. Prudemment, avec de longs intervalles afin de pouvoir tirer dans toutes les directions, nous longeons en nous courbant un élément de boyau peu profond où le combat corps à corps semble avoir pris fin par la conquête du boqueteau. C'est un des rares points où la décision finale ait été réellement encore imposée par une mêlée homme contre homme, où chaque combattant a dû regarder son adversaire dans le blanc des yeux, alors qu'il s'agissait de le détruire le plus vite et le plus sauvagement possible pour n'être pas détruit lui-même. Le terrain a été abandonné par les survivants dans un désordre épouvantable et nous fait l'effet, dans le crépuscule, d'une danse macabre subitement pétrifiée. Ce qui s'est passé dans ce coin, à cet instant, le combattant expérimenté est à même de le lire comme dans un livre ouvert. Tous les trous d'obus sont jonchés de grenades à hampes grises et de boules de fer noires sur les parapets, des caisses pleines de grenades dont le contenu s'est éparpillé au moment de les ouvrir fébrilement. Partout dans les entonnoirs se voient de petites dépressions calcinées de la dimension d'une assiette là, les grenades à main ont fait explosion en pleine mêlée l'effet de ces boules de feu qui, en éclatant à cette distance, soulèvent les corps et les font retomber comme des sacs, est bien visible sur les cadavres jetés les uns sur les autres et restés là dans les attitudes où la mort les a figés. Corps et visages sont troués d'éclats, les uniformes brûlés et noircis par les flammes des explosions. Les traits de ceux qui sont couchés sur le dos sont convulsés et les yeux grands ouverts comme devant un cataclysme sans issue. L'épouvante s'est figée en masques hallucinants qu'aucune imagination ne saurait inventer » (2).
PAYSANS POUR-UN MASSACRE
Entre 1914 et 1918, la France mobilisa environ quatre millions de combattants. De tous âges, de tous métiers, de toutes origines, ces hommes furent jetés dans la même fournaise même si celle-ci, selon les dates et les lieux, fut d'une intensité variable. De l'épreuve partagée naît un solide mépris pour les planqués, les embusqués et, plus généralement, pour cet arrière dont l'insouciance, la frivolité, donnent aux permissionnaires l'impression de débarquer sur une autre planète, futile et vaine.
Au front vit une autre humanité, la nation en armes. Elle a pour clé de voûte la paysannerie, qui fournit les trois quarts des combattants. De braves Gaulois, durs à la tâche, qui font corps avec la terre lorsqu'il faut s'enfoncer en elle, pour une interminable guerre de tranchées, après l'inutile « course à la mer » de 1914. Gabions, sacs à terre, caillebotis permettent d'aménager la tranchée, coupée de pare-éclats et de chicanes, avec sa banquette de tir et un parapet où s'ouvrent des créneaux, tant pour le tir que pour l'observation. Vers l'avant s'enfoncent des sapes — postes d'écoute où le séjour est particulièrement malsain. Mieux dotés d'un outillage adapté, les fantassins allemands surclassent leurs adversaires dans l'aménagement des retranchements. Admiratifs, les Français découvrant, après une offensive, les tranchées allemandes, doivent reconnaître que le goût de l'organisation, dont se moquent facilement les Gaulois, a tout de même du bon...
DE LA BOUE JUSQUE DANS LA BOUCHE
Mais les tranchées les mieux conçues résistent mal aux coups prolongés des intempéries. Sans parler des bouleversements que provoquent les pluies d'obus. Aussi les hommes sont-ils condamnés à vivre souvent dans une infâme gadoue « Les boyaux ne sont plus que des cloaques où l'eau et l'urine se mélangent. La tranchée n'est plus qu'un ruban d'eau. Elle s'éboule derrière vous, quand vous avez passé, avec un glissement mou. Et nous sommes nous-mêmes métamorphosés en statues de glaise, avec de la boue jusque dans la bouche » (3).
Même dans un tel cadre, la faim et la soif gardent leurs droits. On attend avec anxiété le pinard, la gnôle, les boules de pain, la soupe (appellation générique pour désigner le plat unique, magma de « barbaque », de patates, de fayots, de riz ou de pâtes - selon les jours trop souvent figé dans sa graisse). Bien heureux quand la corvée de soupe, ayant dû franchir des coins harcelés par le tir ennemi, a pu éviter de renverser les bouthéons chargés à ras bord, de perdre dans des trous d'eau les bidons de pinard et les musettes bourrées de pains.
Il faut vivre, ou plutôt essayer de survivre, en côtoyant l’ignoble. En s'accoutumant à l'inimaginable. « Sur tout le front de la butte de Souain, depuis septembre 1915, les fantassins fauchés par les mitrailleuses gisent étendus face contre terre, alignés comme à la manœuvre. La pluie sur eux tombe, inexorablement, et les balles cassent leurs os blanchis. Un soir, Jacques, en patrouille, a vu, sous leurs capotes déteintes, des rats s'enfuir, des rats énormes, gras de viande humaine. Le cœur battant, il rampait vers un mort. Le casque avait roulé. L'homme montrait sa tête grimaçante, vide de chair le crâne à nu, les yeux mangés. Un dentier avait glissé sur la chemise pourrie, et de la bouche béante une bête immonde avait sauté » (4).
L'indicible. Et cette guerre qui dure, dure... A laquelle on fait face avec fatalisme. Mais aussi avec d'extraordinaires sursauts d'énergie, qui transforment brusquement en héros cet homme que sa famille, ses amis, ses collègues de travail avaient toujours vu comme un père tranquille. Mais c'était il y a longtemps... Dans la vie d'avant...
Bien sûr, il y a les moments et les lieux exceptionnels. Plus que tout autre, Verdun. Où tombèrent, morts, « disparus » ou blessés, 700000 hommes - uniformes bleu horizon et feldgrau confondus. Dans leur sécheresse, des chiffres éloquents. Le 28 février 1916, après deux jours d'attaque au bois des Caures, il reste 98 des chasseurs de Driant, sur 1 200 le 4 mai, la 6e compagnie du 60e régiment d'infanterie contre-attaque sur le Morthomme 143 hommes s'étaient lancés à l'assaut, il en reste 11. Vague après vague, de chaque côté les hommes meurent par grappes, fauchés, écrasés, éparpillés. Qu'elle en a bu du sang, cette terre...
Immense gâchis. France et Allemagne saignées à blanc, le meilleur de leurs forces vives-resté sur les champs de bataille. Et, à travers les deux principaux protagonistes, le cœur même de l'Europe le vieux cœur carolingien atteint au plus profond. Au bénéfice, en fin de compte, de la sanglante utopie marxiste et de l'immonde capitalisme yankee, deux formes d'impérialisme aussi pernicieuses l'une que l'autre, puisque se retrouvant, sur la base de dogmes matérialistes, pour nier l'essence même de l'héritage européen. C'est l'amer bilan que dressa Déat « Nous comprendrions en 1918 que la France, saignée à blanc, n'était plus, malgré l'éclat douloureux de sa victoire, qu'un élément secondaire dans une coalition qui débordait l'Europe, qu'elle avait simplement prêté son sol comme champ de bataille après avoir sacrifié l'élite de ses jeunes hommes, et l'on finirait par se rendre à cette amère vérité que la guerre de 1914-1918 n'avait été autre chose qu'une guerre civile européenne, sottement engagée, et dangereusement arbitrée par l'étranger ».
Mon grand-père, Pierre-Louis Vial, fut un des 1 300 000 soldats français qui ne revinrent pas des combats. Sur une photographie un peu jaunie accrochée au mur de mon bureau, ce grand-père que je n'ai pas connu, engoncé dans son uniforme, a un sourire un peu triste. Il me parle d'un temps où les Européens avaient décidé de se suicider.
Pierre Vial Le Choc du Mois Avril 1991 N°39
1) Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989.
2) Ernst Jünger, Le boqueteau 125, Editions du Porte-Glaive, 1987.
3) P. Champion, cité dans Jacques Meyer, La vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Hachette, 1966, rééd. 1991,

4) R. Naegelen,  cité dans Jacques

lundi 5 décembre 2011

11 octobre 1973 : Consécration de l'éthologie

En étant décerné conjointement à Konrad Lorenz, Nikolaas Tinbergen et Karl von Frisch, le prix Nobel de médecine et de physiologie 1973 promeut cette science de la vie qu'est l'éthologie an rang majeur qu'elle mérite, en décryptant l'origine et la signification des comportements animaux et humains.
Il a fallu du temps et beaucoup de travail pour en arriver là. Car, pendant longtemps, régnait la conviction que le comportement d'un être vivant était dû à ses réactions aux stimuli du milieu environnant. Une telle interprétation mécaniste aboutit au béhaviourisme (une conception typiquement américaine), qui exclut tout rôle de l'inné dans la façon de se comporter et en vient à considérer qu'on peut obtenir tel ou tel comportement en fonction d'un conditionnement adapté. D'où la négation de la fonction d'instinct.
Au début du XXe siècle, des zoologues (Whitman, Heinroth, Huxley) mettent en évidence l'existence de pulsions instinctives et de schémas de comportement innés chez les animaux. Jacob von Uexküll, lui, démontre que le comportement d'un être vivant dépend de la perception qu'il a du monde. Konrad Lorenz va prolonger, d'une façon décisive, l'œuvre de ces pionniers en débouchant, par ses travaux, sur l'éthologie proprement dite, c'est à dire l'étude comparée des comportements.
Ses premiers travaux portent sur les choucas et les oies cendrées, puis sur les chiens et les chats. Il ne veut pas entendre parler d'étude en laboratoire et il vit au milieu des animaux, qui s'ébattent librement dans leur milieu. Ce qui lui permet de jeter, entre 1935 et 1939, les bases de l'éthologie, affirmant qu'à l'origine de chaque comportement existe une détermination génétique, qui fournit une aptitude à agir en réponse aux stimuli (mais les pulsions fondamentales peuvent se déclencher sans intervention d'un stimulus ?).
Lorenz montre que beaucoup de comportements innés sont soumis à un processus de ritualisation, souvent qualifié de "parade", qui peut s'exprimer chez l'homme par des formes symboliques complexes. En rupture avec ceux qui voulaient, d'une façon réductionniste, tout expliquer soit par l'inné soit par l'acquis, Lorenz montre que l'interaction entre l'inné et l'acquis est une dé indispensable pour comprendre les comportements. D'où le devenir permanent qui caractérise la nature humaine. L'apport décisif de Lorenz, dans la biologie du comportement, est d'avoir intégré dans un système d'interprétation cohérent et complet les observations de ses prédécesseurs, faisant de lui l'incontestable fondateur de l'éthologie comparée.
Fort des conclusions scientifiques de ses travaux, Lorenz a voulu en tirer parti pour actionner un signal d'alarme au bénéfice d'une humanité contemporaine qui « est en péril ». Lorenz identifie quatre instincts fondamentaux : la faim, la peur, l'agressivité et la pulsion sexuelle. Dans son livre L'agression il montre que l'agressivité est une disposition normale dans toute espèce, chez tout organisme vivant, car liée à l'existence en tant que telle. L'agressivité nourrit des aspects essentiels du développement d'un être : apprendre, rechercher et découvrir, faire face aux défis multiples qui rythment le déroulement d'une vie. D'où, pour l'homme, la nécessité d'affronter « le combat auquel toute vie se ramène ».
Lorenz, à la différence de tant d'autres savants, ne s'est pas enfermé dans sa spécialité, ses préoccupations embrassant un vaste espace de réflexion, comme, l'a démontré son ouvrage Les huit péchés capitaux de notre civilisation. Il y écrit : « L'humanité contemporaine est en péril. Elle court de nombreux dangers, que le naturaliste et le biologiste en premier heu sont seuls à apercevoir, alors qu'ils échappent au regard de la plupart des hommes ». Il dénonce ce qu'il appelle « la mortelle tiédeur », c'est à dire le refus ou l'incapacité à réaliser que la vie n'est pas « un long fleuve tranquille », la fuite des responsabilités, toute difficulté étant vécue comme une insupportable injustice.
Lorenz dénonce l'imbécile tyrannie du « droit au bonheur », l'infantilisme qui en découle, la destruction des liens organiques et des hiérarchies au nom de l'égalitarisme, cette « escroquerie intellectuelle ». L'éthologie a marqué des points décisifs lorsqu'elle a touché le grand public, grâce à l'intelligente vulgarisation réalisée par des auteurs comme Robert Ardrey, dont les livres ont connu une grande diffusion. Dans Le territoire (Stock, 1967), il montre comment est déterminant, dans les sociétés animales et humaines, l'instinct de défense de son territoire, espace vital nécessaire à la survie de l'espèce.
Pierre VIAL Rivarol octobre 2011

samedi 11 octobre 2008

Septembre 1792 : Une République née dans le sang


Le 10 août 1792 a été un moment décisif dans le déroulement de la Révolution, qui a « fait brusquement basculer la Révolution du monde des robins dans celui des sans-culottes » (Jean Tulard). Le début de la Terreur a été marqué par le massacre des Suisses et des gentilshommes, chevaliers de Saint-Louis, gardant les Tuileries. La Commune insurrectionnelle, sous la pression des sections de quartiers regroupant agitateurs et démagogues, impose la déchéance du roi et l'enfermement au Temple de la famille royale.
Un vent de folie souffle sur Paris : le bruit court que les armées autrichiennes et prussiennes envahissant le pays ont des complices dans la capitale. Et tout spécialement là où se trouvent concentrés des ennemis de la Révolution : dans les prisons (Abbaye, Conciergerie, Châtelet, Grande Force et Petite Force, Bicêtre) où s'entassent trois mille détenus dont le tiers, arrêté après le 10 août, est constitué d'aristocrates, prêtres réfractaires, soldats suisses des Tuileries ayant survécu au massacre (plus quelques prisonniers de droit commun). Des comploteurs royalistes vont, dit-on, libérer et armer ces prisonniers ... Danton le proclame le 25 août : « Vous avez des traîtres dans votre sein. » Fréron, futur organisateur de massacres à Marseille et Toulon, écrit dans L'orateur du peuple : « Les prisons regorgent de scélérats, il est urgent d'en délivrer la société sur-le-champ. » Quant à Marat, ses appels au meurtre sont clairs : « Le parti le plus sûr et le plus sage est de se porter en armes à l'Abbaye, d'en arracher les traîtres, particulièrement les officiers suisses et de les passer au fil de l'épée. »
De si judicieux conseils ne tombent pas dans l'oreille de sourds. Le 2 septembre, tandis que sonne le tocsin, « plusieurs centaines d'égorgeurs envahissent les prisons et se mettent à massacrer les prisonniers de manière le plus souvent sadique et atroce » (Histoire et dictionnaire de la Révolution française, Robert Laffont, 1987). Les tueurs touchent 6 francs par jour, avec le vin à discrétion pour entretenir leur zèle révolutionnaire.
La boucherie dure jusqu'au 9 septembre. Il semble y avoir eu 1 392 prisonniers assassinés (les chiffres varient, à quelques dizaines près). Parmi eux, Marie-Thérèse de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe, surintendante de la Maison de Marie-Antoinette et confidente de la reine, qu'elle voulut accompagner jusqu'au bout. Incarcérée avec la famille royale au Temple, elle en est tirée pour être enfermée à la prison de la Force. Restif de la Bretonne a décrit son martyre : « Je vis paraître une femme, pâle comme un linge, soutenue par un guichetier. On lui dit d'une voix rude : "Crie vive la nation !" - "Non, non" disait-elle. On la fit monter sur un monceau de cadavres. On lui répéta de crier : "Vive la nation !" Elle refusa dédaigneusement. Alors un tueur la saisit, arracha sa robe et lui ouvrit le ventre. Elle tomba et fut achevée comme les autres. Je voulus fuir, mes jambes faiblirent. Je m'évanouis. Quand je revins à moi, je vis la tête sanglante. On m'a dit qu'on fut la laver, la friser, la mettre au bout d'une pique et la porter sous les croisées du Temple » (pour qu'elle soit vue par Marie-Antoinette ... )
Ces massacres ne furent désavoués par aucun des chefs révolutionnaires. Robespierre ne dit mot, Danton affirma : « Je me fous bien des prisonniers, qu'ils deviennent ce qu'ils pourront ! ». Se souvint-il de ces mots quand vint son tour de monter à la guillotine ? Quant aux administrateurs de la Commune de Paris, parmi lesquels siège Marat, ils envoient dès le 3 septembre une missive à toutes les communes de France pour les inciter à imiter Paris : « La Commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des conspirateurs féroces détenus dans ses prisons ont été mis à mort par le peuple : actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi ; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public ».
Appel entendu à Meaux, Caen, Versailles, Reims, Lyon. Dans cette dernière ville, le 9 septembre, une foule d'hommes, femmes et enfants (!), entraînés par les disciples du chef des agitateurs Chalier (qui fut novice chez les Dominicains), envahissent les prisons de Pierre-Seize, Roanne et St-Joseph et massacrent les officiers du Royal-Pologne et les prêtres réfractaires qui s'y trouvent avant d'aller exhiber dans les rues les têtes coupées plantées au bout des piques.
Le 22 septembre la Convention nouvellement élue put décréter « l'an I de la République ». Une naissance célébrée dans l'odeur du sang des "Septembrisades" .
Pierre VIAL. Rivarol du 26 septembre 2008

lundi 29 septembre 2008

21 avril 753 avant J.-C. : LA FONDATION DE ROME

Rome. Peu de lieux ont marqué aussi profondément l'Histoire. Une empreinte qui continue et qui a commencé il y a 2 761 ans, si l'on en croit la chronologie de Varron (avocat lié à Cicéron, savant et prolifique écrivain, ayant vécu de 116 à 27 avant l'ère chrétienne). La tradition concernant la fondation de Rome repose sur des auteurs latins (Tite-Live, Virgile, Cicéron, Properce) et grecs (Denys d'Halicarnasse et Plutarque).
Que dit cette tradition ? Enée (d'où l'Enéide de Virgile), un prince ayant été un des chefs de son camp pendant la guerre de Troie, réussit à fuir sa ville, prise par les Grecs, en emportant sur ses épaules son père Anchise (la mère d'Enée étant tout simplement - si l'on peut dire - la déesse Aphrodite, que les Romains appelèrent Vénus ... ) Après moult pérégrinations, Enée arrive sur les côtes italiennes, débarque au Latium où il prend contact amicalement avec le roi Latinus, dont il épouse la fille Lavinia. Enée fonde Lavinium et, après lui, son fils Ascagne, appelé aussi Iule (ce qui devait permettre, plus tard, à l'illustre famille des Iulii d'en faire son ancêtre ... ), fonde Albe-la-Longue. Ce sont leurs descendants, Romulus et Rémus, fils jumeaux de la vestale Rhéa et du dieu Mars, qui, livrés au Tibre mais recueillis par la louve du Lupercal, fondent Rome. Rémus, ayant commis une profanation en franchissant le sillon sacré déterminant les limites de la nouvelle ville, est tué par son frère, qui devient le premier roi de Rome, où il accueille les Sabins.
On est, bien sûr, en droit de s'interroger sur la crédibilité de récits si émouvants, en lesquels certains n'ont voulu voir que d'édifiantes forgeries, façonnées a posteriori pour constituer une Histoire officielle. Mais l'archéologie leur apporte, au moins partiellement, un démenti. En effet, des fonds de cabane, découverts sur le Palatin en 1907 mais dégagés en 1949, sont situés près de l'endroit où les Romains conservaient pieusement le souvenir d'une casa Romuli (« la maison de Romulus »). Les morceaux de céramique recueillis sur le site ont été datés du milieu du VIIIe siècle, ce qui correspond à l'époque de la fondation de Rome transmise par la tradition.
D'autres fonds de cabane de même époque ont été trouvés en un autre endroit du Palatin, ainsi que sur l'emplacement du futur Forum, où 41 tombes ont été identifiées, les unes liées à des rites de crémation, les autres d'inhumation. Puis, en 1988, les vestiges de plusieurs murs ont été mis au jour, semblant correspondre à une enceinte défensive.
- Le Palatin paraît bien avoir été le berceau de Rome, dominant le Tibre sur les bords duquel devait s'installer plus tard le Forum boarium (le marché aux bestiaux). L'emplacement de la future capitale impériale avait été judicieusement choisi, si l'on en croit Tite-Live : « Ce n'est pas sans raisons que les dieux et les hommes ont choisi ce lieu pour bâtir notre ville : ces collines à l'air pur ; ce fleuve qui nous apporte les produits de l'intérieur et par où remontent les convois maritimes ; une mer à portée de nos besoins, mais à distance suffisante pour nous garder des flottes étrangères ; notre situation au centre même de l'Italie : tous ces avantages forment le plus privilégié des sites pour une cité promise à la gloire. »
Ces éléments, que nous qualifierions aujourd'hui de géostratégiques, ont été, logiquement, pris en compte par un Romulus qui ne fut peut-être, selon le grand historien Marcel Leglay, que le chef d'une bande d'éleveurs quelque peu pillards, ces bergers célébrant un culte du loup qu'on retrouve dans le rite très ancien des lupercales. A juste titre, Leglay faisait remarquer dans son Histoire romaine (PUF, 1991, en collaboration avec Jean-Louis Voisin et Yann Le Bohec) que la date traditionnelle de fondation de Rome, le 21 avril, était aussi celle des Palilia, fête de la déesse Pales, protectrice des troupeaux et dont le nom a la même racine que celui du Palatin.
Fondée par des pasteurs indo-européens (Dumézil a mis en évidence le rôle symbolique des premiers rois de Rome, incarnant chacun l'une des trois fonctions de souveraineté, action guerrière et force de production), Rome allait étendre, au fil des siècles, son pouvoir à toute l'Italie, puis à une grande partie de l'Europe et à tout le bassin méditerranéen. Les aigles de ses légions planent encore sur notre longue mémoire.
Pierre Vial Rivarol du 25 avril 2008

mardi 16 septembre 2008

Les « terroristes de l'air » en pleine action


Mars 1943 - mars 1944 : Les « terroristes de l'air » en pleine action

8 mars 1943. La ville de Rennes baigne dans une atmosphère de liesse. Le printemps est déjà là et incite à flâner. C'est le Lundi Gras, beaucoup de magasins sont fermés et la fête foraine, sur le Champ-de-Mars, attire nombre de Rennais. Les enfants, surtout, se pressent autour des manèges. Ils sont en vacances. Ils sont à la fête.
Une fête qui, à 14h30, se transforme en enfer. Des avions américains, appartenant à la 8th US Army Air Force, lâchent leurs bombes (539 engins de 250 kilos) qui, censées toucher la gare de triage, tombent en fait sur la foule amassée sur l'esplanade du Champ-de-Mars. Des cadavres d'enfants jonchent le sol au milieu des débris de manèges déchiquetés. On entasse les corps dans une chapelle ardente improvisée à l'intérieur d'une baraque de foire encore debout.
Trois jours plus tard, lors des obsèques des 299 morts, Mgr Roques, archevêque de Rennes, déclare en chaire : « Le 8 mars restera une date tragique dans l'histoire de la ville et de la Bretagne. En quelques minutes, avec un acharnement furieux, des monstres aériens ont semé la ruine et la mort. Celle-ci a emporté, sans distinction, des hommes, des femmes et des enfants ( ... ) Il est impossible que nous ne fassions pas entendre notre souffrance et notre indignation, car la guerre, même avec toutes ses incidences, n'autorise pas le massacre des innocents et des populations civiles. »
Rennes devait être bombardée à nouveau un an plus tard (les 9 et 12 juin et le 17 juillet : 280 morts). Mais bien d'autres villes ont subi le même sort. Est tristement éloquente la liste dressée par Jean-Claude Valla dans sa remarquable étude, La France sous les bombes américaines 1942-1945 (Les Cahiers Libres d'Histoire n° 7, Editions de la Librairie nationale, 2001). Lugubre litanie:
Sotteville-les-Rouen, Lille, Saint-Nazaire, Rennes, Banlieue parisienne, Istres, Paris, Le Portel, Nantes, Modane, Toulon, Saint-Quentin, Biarritz, Arras, Metz, Troyes, Reims, Sarreguemines, Valenciennes, Cambrai, Mézières, Mantes, Sartrouville, Conflans-Sainte-Honorine, Creil, Epinai, Mulhouse, Tourcoing, Amiens, Charleville, Givors, Carnoules, Grenoble, Chambéry, Saint-Etienne, Lyon, Nice, Marseille, Avignon, Nîmes, Rouen, Caen, Saint-Lô, Coutances, Argentan, Falaise, Flers, Valognes, Condé-sur-Noireau, Vire, Avranches, L'Aigle, Aunay-sous-Odon, Le Havre, Saint-Malo, Calais, Royan. Près de 70 000 civils français sont morts sous les coups de l'aviation anglo-américaine.
« Dégâts collatéraux » comme dit aujourd'hui Washington pour justifier les massacres commis aux quatre coins de la planète ? En mars 1944, un réseau de résistance de Saint-Quentin adresse à Londres un message pour dénoncer le résultat désastreux d'un bombardement, qui n'a en rien paralysé le réseau ferré (objectif annoncé) mais détruit de nombreuses maisons d'habitation et tué leurs occupants. En mai, fou furieux, le capitaine Hubert de Lagarde, chef du deuxième bureau de l'état major des FFI (arrêté plus tard par les Allemands et mort à Dora), dénonce à Londres les bombardements anglo-américains en les qualifiant de « travail d'ivrognes » ! Il récidive trois jours plus tard en stigmatisant « l'imbécillité criminelle de certains bombardements de l'aviation alliée qui exterminent des Français par centaines sans même atteindre des objectifs militaires ». « Il faut croire, accuse-t-il, que les chefs de la-dite aviation n'attachent que peu d'importance à l'avis de leurs meilleurs informateurs, car on assiste depuis quelque temps à une débauche de bombardements auxquels peut fort bien s'appliquer le qualificatif de "terroristes" ( ... ) Ces gens-là semblent atteints d'une fureur de destruction qui confine à l'hystérie la plus stupide. »
Le 1er mai 1944, Mgr Chollet, secrétaire de la commission permanente de l'assemblée des cardinaux et archevêques de France, ainsi que les trois cardinaux français, Mgr Gerlier, archevêque de Lyon, Mgr Suhard, archevêque de Paris et Mgr Liénart, évêque de Lille, adressent un appel solennel « aux cardinaux, archevêques et évêques de l'Empire britannique et des Etats-Unis d'Amérique » : « Frères vénérés, les bombardements aériens qui s'intensifient à l'heure présente sur la France, notre patrie, emplissent nos cœurs de tristesse et d'angoisse. Presque chaque jour, nous sommes témoins, nos collègues de l'épiscopat et nous-mêmes, des ravages cruels que font dans la population civile les opérations aériennes menées par les puissances alliées ( ... ) Au nom de tant de victimes qui crient pitié, nous osons vous demander instamment d intercéder auprès de vos gouvernements respectifs pour que les populations civiles de France et d'Europe soient épargnées. » Est-il nécessaire de dire que cet appel n'eut ni effet ni réponse ?
Pierre VIAL. Rivarol du 4 avril 2008

mercredi 20 août 2008

Le vrai visage de Blum

LÉON BLUM, qui a été une figure marquante de la IIIe République dans l'entre-deux-guerres, est un personnage apparemment complexe. Mais dont la complexité serait le fruit d'une recherche d'équilibre en matière de positionnement. Ainsi, si l'on en croit l'auteur (non identifiable) de la notice consacrée à Blum dans le Dictionnaire d'histoire de France dirigé par Alain Decaux et André Castelot (Perrin, 1981), sa pensée politique, résumée dans son ouvrage A l'échelle humaine (1945), « marque un profond effort de conciliation entre les thèses fondamentales du marxisme et les exigences traditionnelles du libéralisme et de l'humanisme occidental ». Blum serait en somme le père spirituel de ceux qui affirment aujourd'hui qu'après tout, entre socialisme et libéralisme, il y a bien des possibilités de convergence doctrinale (c'est ce que certains, pour justifier leurs reniements, appellent "l'ouverture").
La vérité est toute différente. En fait, Blum était animé d'un état d'esprit parfaitement sectaire, même s'il était capable d'adapter son discours aux contraintes des situations avec une souplesse dialectique toute talmudique. Quand il se croyait en position suffisamment forte pour exprimer ses convictions, il se laissait aller à lever un pan du voile. En témoigne ce qu'il écrit le 12 février 1936 dans Le Populaire, le journal de la SFIO dont il signait, en tant que directeur politique, les éditoriaux: « Aussitôt que nous posséderons le pouvoir, nous détruirons et remplacerons par les nôtres les cadres de l'armée, de la magistrature, de la police et nous procèderons à l'armement du prolétariat. Nous pourrons alors construire la société collectiviste ou communiste. Tout le reste n'est que littérature. » Propos d'intellectuel loin des réalités ? Moins de quatre mois après avoir écrit ces lignes, Blum présidait le premier ministère de Front populaire.
Son parcours fut-il celui, comme l'écrivait en 1950 Emmanuel Beau de Loménie, « d'un intellectuel malheureusement égaré dans la politique » ?
Il est vrai que le début de sa carrière, penche plus vers la littérature que vers la politique, encore qu'il ait milité, jeune homme, pour Dreyfus. Mais n' était-ce pas naturel pour ce garçon né dans une famille israélite venue d'Alsace et se consacrant au commerce des tissus rue du Sentier ? Elève brillant, il entre à l'Ecole Normale Supérieure mais n 'y reste pas car, à en croire Henry Coston (Dictionnaire de la politique française, 1967), « un incident fâcheux, au cours d'un examen, l'amena à obliquer vers le Conseil d'Etat ».
Auteur d'articles de critique littéraire dans divers journaux, Blum publie en 1907 un essai, Du mariage, dont on lui ressortira certains passages quand il sera devenu un homme politique. Par exemple « Je n'ai jamais discerné ce que l'inceste a de proprement repoussant » ou encore « Non seulement la plupart des filles sont parfaitement aptes dès quinze ans à goûter l'amour, mais il n'y a guère de période où elles soient mieux disposées à en jouir ». Il est vrai qu'aujourd 'hui ce genre de déclarations paraîtrait quasiment conventionnel ...
Après avoir passé la guerre de 1914-1918 au Conseil d'Etat, Blum est élu député en 1919. Il s'impose vite comme un des meneurs des socialistes et un habile manœuvrier, poussant ses amis à s'unir aux radicaux (« Cartel des gauches ») pour soutenir la combinaison ministérielle Herriot en 1924. Il s'oppose violemment aux députés de droite, à qui il lance un jour à la Chambre: « Je vous hais ! » Parallèlement à sa carrière politique, il est un actif avocat d'affaires, ayant pour clients des grands magasins, des banquiers, des firmes industrielles. Ce qui lui vaut de s'entendre dire par Daladier: « Sachez que, moi, je n'ai ni capitaux, ni capitalistes à défendre. »
En politique internationale, certaines de ses analyses sont restées célèbres. Il écrit ainsi, en novembre 1932 : « Hitler est désormais exclu du pouvoir: il est même exclu, si je puis dire, de l'espérance du pouvoir. » Deux mois après, Hitler était au pouvoir.
Devenu chef du gouvernement de Front populaire, il applique des principes dont il donnera tranquillement la recette en 1939 dans Paris-Soir : « Pour attirer à soi les masses, il faut les exalter, il faut les convaincre, il faut au moins se donner la peine de les duper. » Travaux pratiques : en juin 1936, il fait dire à son ministre des Finances: « La dévaluation est une solution désespérée et immorale, profitable aux seuls spéculateurs et débiteurs malhonnêtes. » Trois mois après, le gouvernement Blum dévalue (et récidive en juin 1937).
A l'époque, la presse nationaliste accusa Blum d'avoir installé dans son ministère une cinquantaine de ses coreligionnaires, soit comme ministres ou sous-secrétaires d'Etat, soit comme directeurs ou attachés de cabinet. Ce que lui reprocha aussi le consistoire israélite, l'accusant d'avoir ainsi suscité en France un sentiment d'hostilité à l'égard de la communauté juive.
Pierre VIAL. RIVAROL 29 février 2008

mardi 3 juin 2008

23 mai : la Lituanie sous le knout

• L'URSS a mis à profit la Seconde Guerre mondiale pour accroître son territoire, par rapport à 1939, de 682.809 kilomètres. Ceci avec l'accord implicite des Occidentaux qui, à la suite des conférences de Téhéran (décembre 1943), Yalta (février 1945) et Postdam juillet-août 1945) ont laissé agir l'impérialisme soviétique, lavé de ses péchés pour avoir activement participé à la "croisade des démocraties" lancée contre les forces du mal...

Les peuples baltes, accusés d'avoir fait le jeu de l'ennemi allemand, furent systématiquement traités en suspects. Ils devaient être punis de leur traditionnel antisoviétisme et, dès l'hiver 1944/1945, les Soviétiques utilisèrent les quelques communistes locaux et les sympathisants, en particulier juifs, issus des milieux intellectuels pour administrer les pays baltes sous le contrôle du NKVD. Mais ils durent faire face à une résistance tenace.

Pour briser le peuple lituanien, 145.000 personnes furent déportées en 1946. Le clergé catholique paya un lourd tribut : la moitié des prêtres et la quasi-totalité des évêques furent arrêtés ; l'évêque de Telsfaï, Mgr Borisevius, condamné à mort le 3 janvier 1947, fut aussitôt exécuté ; le primat de Lituanie, Mgr Reinys, archevêque de Vilnius, fut déporté en Sibérie où il mourut en 1953.

C'est aussi le chemin de la Sibérie que prirent les 300.000 hommes, femmes et enfants arrêtés le 23 mai 1947. Malgré cela, la résistance des paysans à la collectivisation des terres se poursuivit et les Soviétiques durent encore déporter en Sibérie, en mars 1949, 60.000 Lituaniens. A leur place, les Soviétiques firent venir des colons slaves, pour modifier la composition ethnique de la population des pays baltes et russifier ces territoires.

Indomptables, des partisans lituaniens, réfugiés dans les forêts du sud du pays, menèrent contre les occupants une guérilla acharnée qui se prolongea jusqu'à la fin des années 50. Ces combattants portaient le beau nom, hérité du Moyen Age, de "Frères de la forêt".

Parallèlement à cette résistance armée, une résistance culturelle préparait la renaissance nationale. Car, pour survivre à la glaciation soviétique, les peuples baltes ont compris qu'il leur fallait avoir recours à leur plus longue mémoire. Ils ont donc entretenu avec un soin jaloux un héritage venu du fond des âges, colporté par les chants choraux, la poésie, les fêtes communautaires qui marquent équinoxes et solstices. Ainsi les daïnos - courts "poèmes lituaniens comparables aux haïkus japonais - représentent-ils, pour la Lituanie d'aujourd'hui, la voix - et la voie - des ancêtres, une voix qui chante l'éternel retour des forces de vie :

"Je suis allé voir l'Etoile du Matin
L'Etoile du Matin m'a répondu :
Il me faut de bonne heure
allumer le feu pour le Soleil !
Je suis allé voir l'Etoile du Soir
L'Etoile du Soir m'a répondu :
Il me faut ce soir
préparer le lit du Soleil !"

Pierre Vial, National hebdo du 26 mai au 1er juin 1994

dimanche 3 février 2008

5 janvier 1720 : La spéculation, miroir aux alouettes


LE 5 JANVIER 1720 est le jour de gloire pour John Law : il est nommé contrôleur général des Finances du royaume de France. Quelle ascension pour ce fils d'un orfèvre d'Edimbourg qui, après avoir dissipé sa fortune à Londres entre 1691 et 1695, a entrepris de courir l'Europe pour étudier les divers systèmes financiers et bancaires des pays visités ! De retour dans son Ecosse natale, il publie le fruit de ses cogitations dans un livre intitulé Considérations sur le numéraire et le commerce, dont l'idée centrale est révélatrice d'une mentalité typiquement libérale : il faut émettre du papier monnaie garanti sur les terres du pays (le papier monnaie, emblématique de ce "nomadisme" qu'un Jacques Attali exalte comme étant le fin du fin de la civilisation, au détriment d'un enracinement dans le terroir qu'un Bernard-Henri Lévy dénonce, dans L'idéologie française (Grasset, 1981) comme la matrice de la "barbarie ").
Soucieux d'appliquer sa théorie, Law adresse un mémoire au gouvernement français, empêtré dans le difficile financement de la coûteuse et interminable guerre de Succession d'Espagne (1701-1714). Il voudrait obtenir l'autorisation d'ouvrir une banque d'émission à Paris.
L'Europe se débat alors dans un marasme économique marqué par une dépression générale des prix, qui provoque accroissement de la rente, recul du profit, augmentation du coût du capital. La France est particulièrement touchée: les dépenses de l'Etat ont doublé de 1689 à 1697 puis doublent à nouveau de 1701 à 1714. Spirale vicieuse, entraînant des expédients douteux qui sont autant d'aveux de faiblesse de l'Etat : emprunt, refonte des espèces monétaires, émission de papier monnaie dont la valeur chute rapidement. Le poids très lourd de la dette publique semble devoir plomber toute tentative de redressement.
Selon Law, la clef est dans la monnaie : l'insuffisance monétaire bloque la croissance, il faut donc démultiplier l'instrument monétaire. En créant une institution publique de crédit, calquée sur la Banque d'Angleterre (fondée en 1691), qui émettra un papier solide, on restaurera la confiance et on pourra résorber la dette publique. Il y a, dans ce raisonnement, un élément très important, que les économistes ont eu et ont encore tendance à trop négliger : le facteur psychologique, c'est-à-dire l'état d'esprit optimiste ou pessimiste - des producteurs-consommateurs est déterminant dans l'évolution d'une situation économique (mais échappe très largement aux calculs trop mathématiques, trop rationnels : la confiance - ou la défiance - ne se met pas en équation, quoiqu'en pensent polytechniciens et énarques).
En exposant son projet dans son Essai sur un nouveau système de finances, Law gagne la confiance du Régent, qui l'autorise à créer une banque privée d'escompte et d'émission. Son caractère privé ne l'empêche pas d'avoir un solide appui de l'Etat: alors qu'elle émet des billets au porteur, 75 % de son capital est en billets d'Etat et le pouvoir autorise le paiement des impôts en billets. Après une phase d'attentisme face à cette nouveauté, le public et les professionnels de la banque font un succès aux billets de la banque Law. Le financier peut alors passer à la réalisation d'une autre idée qui lui est chère: créer une compagnie de commerce pour mettre en valeur la Louisiane récemment acquise par la France (1682).
La réussite semble sourire à Law: sa banque transformée en banque royale, l'appel au crédit et l'émission continuelle de monnaie fiduciaire prennent des proportions spectaculaires. L'apogée est son accession au contrôle général des Finances. Le désastre suit de peu. Le volume excessif des émissions, la fureur spéculative, le climat de surexcitation entretenu au siège de la banque, rue Quincampoix (atmosphère bien rendue dans les versions filmées successives du roman de Féval Le Bossu) contribuent au caractère artificiel du système Law. Quand les premiers signes de défiance apparaissent, Law croit trouver la parade en dévaluant. Cela ne fait qu'augmenter l'inquiétude. Beaucoup cherchent à se débarrasser de billets devenus suspects. Le coup de grâce est donné par le duc de Bourbon et le prince de Conti qui se défont des sommes considérables qu'ils avaient en billets et actions. Law multiplie les mesures déflationnistes mais il est trop tard pour inverser la tendance.
Les décrets d'octobre et de décembre 1720 suppriment le billet et la banque de Law qui, pour éviter d'être lynché, doit s'enfuir en catastrophe et se réfugier à Bruxelles puis en Italie, où il finit dans la misère. Mais il n'est pas le seul à avoir été ruiné par son système, qui va laisser de si mauvais souvenirs que les Français garderont longtemps une grande méfiance à l'égard de la spéculation. Ce qui ne les empêchera pas d'en être à nouveau régulièrement victimes ... jusqu'à nos jours.
Pierre VIAL. RIVAROL janvier 2008

lundi 14 janvier 2008

24 décembre 1917 : Le réalisme politique en action


EN FÉVRIER 1917, la Russie avait cru vivre la révolution avec l'abdication du tsar Nicolas II et l'arrivée au pouvoir du socialiste Kérenski. Mais ce n'était qu'une ; fade introduction. La révolution, la vraie, est mise en œuvre par des révolutionnaires professionnels, les bolcheviks, qui ont pris soin de noyauter les gardes rouges créées en février.

Kérenski, piètre dirigeant méprisé par nombre d'acteurs et de témoins des journées décisives des 24, 25 et 26 octobre (7, 8 et 9 novembre du calendrier grégorien usité en Europe occidentale), est balayé, à Petrograd, par quelques molles démonstrations et intimidations de la part des bolcheviks qui n'ont même pas à combattre véritablement pour prendre un pouvoir tombé en déshérence. Plus tard sera forgée de toutes pièces la légende dorée d'un soulèvement aussi massif qu'héroïque des prolétaires de Petrograd.
Le conseil des commissaires du peuple, composé sous le contrôle des bolcheviks, assume le nouveau pouvoir. Il est présidé par Lénine, tandis que Trotski a la responsabilité des Affaires étrangères. Dans les rues, les nouveaux maîtres célèbrent leur facile victoire par une soûlerie géante. Mais certains, parfaitement lucides, mettent en place les instruments permettant d'avoir les choses en main. En particulier, pour faire face à une menace "contre-révolutionnaire" qui est encore, à cette date, une pure (mais bien commode) invention, est créée une police politique secrète, la Tcheka, dont le nom va vite devenir synonyme de terreur aveugle.
Mais, rappelle Dominique Venner dans son remarquable Les Blancs et les Rouges, qui vient d'être publié aux Editions du Rocher, « au lendemain de la révolution d'Octobre, la survie des soviets était moins que certaine ( ... ) En 1917, les jeux ne sont pas faits ». Les bolcheviks ne représentent en effet qu'une minorité, certes active mais qui va avoir du mal à prendre le contrôle réel de l'immense territoire russe. Même si l'armée a implosé, il y a le risque de voir certains officiers, exaspérés par les brimades de tous ordres, entrer en résistance contre le nouveau pouvoir. Et puis, surtout, il y a la guerre. La guerre contre cette Allemagne qui a infligé défaite sur défaite aux armées russes et dont rien ne semble pouvoir arrêter les soldats s'ils entreprennent de conquérir des pans entiers de la Russie.
C'est là qu'on peut constater le remarquable réalisme des bolcheviks. Il n'est pas possible de mener de front la guerre contre l'Allemagne et l'installation de la révolution rouge. Il faut donc faire la part du feu. C'est le sens du décret adopté par le Congrès panrusse des soviets qui, dans son préambule, annonce : " Le gouvernement ouvrier et paysan invite toutes les nations belligérantes et leurs gouvernements à ouvrir sans délai les négociations d'une juste paix démocratique ". Lénine et Trotski adressent donc dès le 7 novembre un télégramme au général Doukhonine, chef d'état-major général de ce qui reste des armées russes, lui ordonnant de demander à l'adversaire un armistice immédiat. Lénine a, par ailleurs, une idée derrière la tête : l'annonce de la volonté de paix à tout prix manifestée par la Russie pourrait bien inciter une population allemande lasse de tant d'efforts de guerre à se débarrasser du pouvoir belliciste en place. Bref, à rejoindre la révolution bolchevique ... L'idée, on le verra en 1918, n'est pas farfelue.
L' Allemagne répond favorablement à la proposition (les chefs de son armée attachent, bien sûr, grand prix à ne plus devoir se battre sur deux fronts et à concentrer donc tous les efforts à l'Ouest). La délégation bolchevique ayant franchi les lignes allemandes le 19 novembre se rend à Brest-Litovsk. L'armistice est accepté, aux conditions allemandes, par les bolcheviks le 11 décembre (24 décembre du calendrier grégorien). De part et d'autre on déclare accepter « une paix sans annexion ». Le chef de la délégation allemande, le général Hoffmann, fait remarquer que les bolcheviks ayant admis officiellement, par décret, le droit à l'indépendance des nationalités réparties dans l'ancien empire tsariste, la Pologne, la Lituanie, l'Estonie, la Lettonie, l'Ukraine, la Finlande ont désormais le droit d'être autonomes ...
Trotski tempête, annonce la rupture des pourparlers. Mais l'armée allemande ayant, du coup, repris sa progression victorieuse, Lénine fait admettre aux siens qu'il faut signer le traité de Brest-Litovsk, désastreux pour la Russie (3 mars 1918). La révolution rouge garde du coup toutes ses chances, puisqu'elle va concentrer toute son agressivité contre l'ennemi intérieur. Et Trotski va pouvoir faire de l'armée rouge, créée le 15 janvier 1918, une force efficace.
Pierre VIAL RIVAROL