En attendant (et en attendant la fin de Cannes, Sur la piste et Ophuls... ça commence), je publie un mail de D.Chou
Samedi soir, 2h du matin, fin de la fête d’Entre les murs, je croise à la sortie FR, sans doute un peu éméché, qui me reconnaît car on s’est croisé à plusieurs reprises à la télé. Il y a apparemment un after au Bal Room, et une possibilité d’y entrer grâce à Sandrine, décidément le sésame de tous les endroits prisés de la croisette. Je propose à FR de venir avec nous, ce qu’il accepte aussitôt – il a l’air un peu perdu.
Finalement je me fais refouler par le type qui m’avait déjà interdit la soirée MK2, et c’est FR qui me fait entrer.
On parle un peu de tout : s’adresser à Daney ou s’adresser aux gens, la pédophilie ou l’islam, sacrifier le bonheur à la puissance, être gouverné par ses affects ou la raison, Despleschin. Lui : « Despleschin est sans doute un grand metteur en scène, mais pas un grand cinéaste, parce que fondamentalement, c’est un sale type, et je n’ai pas envie de voir les films d’un sale type ».
Je me faisais effectivement la réflexion pendant le film (Un conte de Noël) : encore et toujours la même histoire (la même démonstration pensais-je), d’une misogynie absolue. Toujours ces mêmes rôles de femmes prétendument fortes, ces rocs de volonté et d’abnégation qui révèlent assez vite leur faiblesse et leur petitesse d’âme. Et toujours en face d’elles cette figure de l’homme prétendument fou qui se révèle être la seule personne véritablement libre (on pourrait dire qu’il incarne même à chaque fois l’idée de la liberté, je veux dire par là que le trait est un peu forcé, heureusement Amalric est toujours génial, de liberté de jeu, de surprise, de drôlerie). Esther (Devos) dans Comment je me suis disputé, Nora (Devos encore) dans Rois et reine, Elizabeth (Anne Consigny) dans le dernier, à chaque fois le même personnage de femme vaillante, qui brandit fièrement ses fardeaux comme preuve de son courage, qui affronte tous les malheurs de la vie droit debout, et qui ne se plaint jamais, qui ne demande rien d’autre que la reconnaissance de ce courage. Pis, qui ne demande rien d’autre que le sentiment de culpabilité de tous ceux qui l’entourent, que la prise de conscience de leur profonde irresponsabilité. Des femmes responsables et raisonnables, et qui portent sur leurs épaules, comme un bouclier indestructible, tout le poids du monde. Et à chaque fois, Despleschin va venir s’amuser à gratter ce vernis d’invulnérabilité jusqu’à dévoiler ce qui depuis le début, résistait : une amertume, un ressentiment, une lâcheté. C’est évidemment Maurice Garrel face caméra avouant enfin et depuis la mort la haine qu’il porte à sa fille, c’est aussi dans Un conte de Noël ces deux scènes terribles pour Elizabeth, d’abord le dialogue avec son frère (Amalric), ensuite cette vérité du personnage énoncée sans lui lors du dernier dialogue entre Amalric et Paul Dédalus, de mémoire (très approximatif, voire totalement réécrit) : « Mais oui c’est ça, c’est ta mère qui te rend fou, c’est elle qui étend sa tristesse sur toi, tu n’es pas malade, c’est elle qui est malade et qui te refuse le bonheur, maintenant qu’on sait ça tous les deux, tu es guéri Paul ! ».
Pas besoin de son diplôme de philo pour entendre à cet endroit une rhétorique toute nietzschéenne, le faible fier des fardeaux qu’il décide lui-même de mettre sur son dos etc., qui culpabilise le fort, seul à exercer sa liberté etc. D’ailleurs c’est marrant car on parlait de Nietzsche avec FR, je sais plus pourquoi, sans doute sur la question du sacrifice du bonheur, et lui me dit qu’il faut bien faire la différence entre les nietzschéens de droite et les nietzschéens de gauche, que ces derniers sont tout à fait admirables (sous-entendu : il se revendique comme tel), bref il est possible du coup que Despleschin soit un nietzschéen de droite (mais je ne sais pas du tout ce que ça peut bien vouloir dire), à creuser.
(d’ailleurs ultime figure nietzschéenne dans Un conte de Noël : à l’opposé du don d’Elizabeth qui attend nécessairement un retour, soit une reconnaissance, soit une dette, soit une culpabilité, la vrai générosité d’Henri, le don de sa moelle qui n’attend rien en retour, le don par excès de force, surcroit de puissance)
En tout cas je suis sidéré que cette misogynie ne fasse pas débat, qu’on n’en parle pas, alors qu’elle me saute aux yeux. Je relisais JM Lalanne hier, sur Rois et reine, qui avait alors ces mots : «La puissance du film tient à son égale empathie pour ces deux stratégies de survie. Nora plonge, s’immerge, embrasse l’existence dans toute sa virulence, et défend comme une louve l’objectif qu’elle se fixe. Ismaël se déplace, esquive, renvoie toutes les responsabilités comme des balles au bond. Entre la guerrière et le clown, le film ne tranche pas. » Alors qu’il me semblait au contraire que le film choisissait sans cesse, qu’il prenait sans demi-mesure le parti d’Amalric, que le film était même l’entreprise de destruction du personnage de Nora. Évidemment je sais que Despleschin se défendrait d’une telle misanthropie pour soutenir plutôt l’idée d’une admiration sans borne pour ces personnages de femmes fortes, et qu’il oserait même soutenir que ses films sont l’histoire d’une renaissance heureuse de ces femmes, de la conquête d’une paix avec soi-même, et alors là je serais vraiment dégoûté parce qu’il m’a toujours semblé évident que la fin de tous ses films est à chaque fois un ultime pied de nez à ses femmes humiliées, une façon, et de faire la nique au critique en recherche d’humanisme en lui coupant l’herbe sous le pied, et d’humilier une dernière fois ses héroïnes en leur offrant un hypocrite happy end qu’elles n’ont pas mérité (les fins de Comment je me suis disputé, Rois et Reine, Un conte de Noël, toutes les mêmes !).
Bon imaginons qu’on discute avec Despleschin, sa réponse pourrait être ça (Inrocks, décembre 2004) : « Je songe à Nora... Les héroïnes de cinéma que j'ai aimées souvent traversent le pire. Elles m'apprennent à chasser le chagrin, les culpabilités, à les vaincre, à toujours préférer la douceur au désespoir. Seuls ceux qui ont connu le pire savent que le plus précieux, c'est ce que les épargnés jugent futile. Un rayon de soleil, l'élégance, la paix, fuir nos prisons et ne le devoir qu'à nous-mêmes. Peu importe que nous soyons meurtris, nous nous devons à nous-mêmes de gagner. Quand Catherine Deneuve prend la main de Nora à l'HP, son seul geste est une apologie donc une amitié. Catherine Deneuve ne juge personne, elle aime bien admirer... Et c'est la seule condition pour être réalisateur... ».
(ce qui me fait penser, mais je préfère ne pas y croire, que je plaquerais mes propres idées sur les intentions de Despleschin…)
Sinon j’aime beaucoup le film, j’aime que la frime soit sans cesse sublimée par l’intelligence, j’aime sa générosité, louée un peu partout mais cette fois le mot me semble vraiment juste, le film donne énormément, il déborde de partout, c’est peut-être en cela qu’il est américain, dans son goût pour la dépense. Y souffle un vent de liberté (malgré le côté ultra référencé) qui, au regard de tous ces films pesants et radins qu’on a pu voir à Cannes, tous ses films labellisés auteur, fut réellement salutaire pour moi. D’ailleurs je disais à Simon tout à l’heure dans le bus que si Honoré avait trouvé depuis deux films une manière un peu ludique de faire avec l’héritage de la nouvelle vague (en gros la vitesse et l’inconscience), je préférais mille fois le côté un peu scandaleux de Despleschin dans son utilisation des effets, le côté blasphémateur et pilleur de tombes, bien conscient lui.
Et la scène dans la cuisine entre Chiara Mastroianni et Simon le cousin est magnifique, tellement cruelle et belle à la fois (sans doute l’une des plus belles scènes de son cinéma, d’ailleurs le sentiment qu’il a cherché à filmer cette scène toute sa vie).
L’inénarrable Pascale Bodet sur le film : « la greffe desplechinienne ne prend pas, car Desplechin, n'ayant de cesse de ramener la couverture à lui (effets de signature), bloque toute dramaturgie authentique, tenant en laisse le corps qu'il produit en s'y greffant lui-même. Exemples : le ton sur lequel la mère dit à son fils qu'elle ne l'a jamais aimé, le ton sur lequel son fils lui réplique qu'il ne l'a jamais aimée, et sur lequel ils concluent qu'ils ne se sont jamais aimés ». Outre qu’elle ose qualifier Despleschin de « monstrueusement scolaire » (un comble pour elle !), je trouve qu’elle est passée à côté de cette scène renversante, où sous couvert de mots cruels et de vacheries dites sans fard, on ressent paradoxalement, derrière ces « je ne t’aime pas », une incroyable complicité entre la mère et son fils ; dit rapidement, se débarrasser des affects (l’horizon despleschien ?) permet ici une vraie estime intellectuelle, qui du coup produit presque une autre manière d’affect.
En fait comme je te le disais dans le train de l’aller à propos de Comment je me suis disputé, ce qui me séduit avant tout je crois dans ce cinéma c’est son intelligence, une intelligence en roue libre, qui se donne presque pour elle-même. Ca peut sembler un peu sale mais je trouve ça très beau, va savoir pourquoi.
Ce qui ne m’empêche pas de lui préférer, quand je la rencontre, une intelligence au service du collectif ou du politique, ce qui est le cas d’Entre le murs, ce si beau film.
En fait je me dis que c’est rare un film vraiment intelligent, que comme le dit Jessie, il y a surtout de faux intellectuels pas au niveau des sujets qu’ils abordent (il faudra qu’on reparle de Versailles).
Entre les murs, on en reparlera à sa sortie, mais juste en attendant : je commence à ressentir la limite de l’idéologie Bégaudienne, d’ailleurs la limite de toute idéologie : l’esprit de système - mais quand même ! Quelle belle idée sur laquelle se fonde ce cinéma (et cette littérature) !
Un pur matérialisme, une fidélité absolue au réel (pas au sens d’une copie fidèle mais d’une amitié fidèle), ce qui est est et ce qui n’est pas n’est pas (Parménide donc), rien de plus, un fait puis un fait puis un fait et ce faisant c’est la vie qui s’est écoulée et il n’y a rien de plus beau qui aurait pu être contemplé. C’est d’un ascétisme sans égal (car même chez Kéchiche, le mythe s’invite : Marivaux dans L’esquive, la forme de la fable dans La graine). D’ailleurs le film trahit à de rares moments sa philosophie originelle : FR souligne à juste titre la scène où Bégaudeau fume une clope dans la cantine, scène superflue, qui « dit » l’angoisse du prof alors que depuis le début le film n’est qu’action, qu’il évite soigneusement tout commentaire, donc toute pause. Mais il y a aussi je trouve des facilités, comme les dessins de Souleymane, ou la petite black qui vient à la fin dire qu’elle n’a rien compris (disons qu’à ce moment ce qui me gêne est de sentir la volonté surtout de ne pas faire sens, le fait qu’à trop vouloir éviter le manichéisme on tombe dans le didactisme inverse – l’effet Elephant).
J’aime vraiment je crois cette idée qu’en se bornant à ne décrire que des faits advienne avec l’accumulation quelque chose de plus grand mais qu’on n’a pas sciemment convoqué, et qui serait sans doute la grandeur ou la beauté de la vie.
J’aime cette idée parce qu’elle est évidemment avant tout politique (du coup quelle place pour le mythe, relégué au même rang que la religion ? je ne sais pas).
Bon je vais attendre que tu voies le film et là je vais me coucher.
D.Chou est en pleine forme