samedi 17 mai 2008

Paint in Red

Dernier maquis : premier choc du festival. Un choc doux. Un choc indolent. C’est encore difficile de mettre des mots sur le dernier film de Rabah Ameur-Zaimeche. Trop fort. Le mec m’a serré la main putain. J’étais juste devant lui, j’applaudissais, je lui ai souris, et il m’a serré la main… Dernier maquis, un film à la fois naturaliste et anti-naturaliste. Un sentiment de réel très fort et en même temps, une échappée permanente. L’air de rien. Je n’ai pas tout de suite été séduit, il fallu la scène du ragondin, la scène où le type, Géant, rejette le ragondin dans le fleuve, après une discussion avec ses collègues pour savoir s’il s’agissait d’un castor ou d’un rat. On ne quitte pas le chantier, du début à la fin, on est avec les ouvriers, les mécanos, les caristes et les manoeuvres, au milieu des palettes rouges. Ca aurait pu s’appeler Paint in red. JM me disait : je ne suis pas sûr d’adhérer au discours. Quel discours ? La grande force de RAZ, c’est précisément d’échapper au discours. Islam, petit patronat, communisme… Tous les repaires sont brouillés dans ce film. RAZ ne joue jamais les uns contre les autres, ne joue jamais l’idéologie contre une autre, il ne joue que le cinéma (on pense à Guiraudie, le fantastique en moins). Son film est très simple, il filme des ouvriers au travail, des ouvriers qui discutent, entre eux, ou avec « la patron » (RAZ lui-même, mais aussi le surnom que Truffaut donnait à Renoir). De religion, d’augmentation. Sidérante la façon dont RAZ parvient à parler de problèmes très contemporaine (la rentabilité, le communautarisme, l’immigration) sans avoir l’air d’y toucher, sans couvrir son film d’une pesante couche discursive. Chacun a ses raisons, filmons les au mieux, faisons en sorte qu’ils soient beaux. RAZ est décidemment grand. Très envie de le revoir.

Un peu avant dans l’après-midi, j’ai vu le film de Desplechin, Un conte de Noel. Etrange sensation, comme si le film m’avait plu malgré moi. J’ai résisté durant toute la séance, mais j’ai finalement été cueilli. Desplechin pratique tout ce que je déteste (le cinéma français en milieu bourgeois, ultra-écrit, ultra-psychologique), et pourtant c’est irrésistible. Il est doté d’une telle intelligence… Par moment, c’en ai rageur. Je me disais : c’est finalement le Paul Thomas Anderson français. Un type brillant mais abject (c’est le cas de Comment je me suis disputé, un peu de Rois et Reine). Ce même chantage à la virtuosité, cette même façon de revisiter le passé (cinéma classique américain d’un côté, cinéma moderne européen de l’autre) sur un mode grandiloquent, histrionique, foufou, pour le dire comme JB, cette même impolitesse à mettre son intelligence en avant, avant toute chose. Je continue à le penser mais à la limite peu importe dans ce film. Admirable est la façon dont Desplechin évite tout caractère programmatique, par une liberté scénaristique et de mise en scène de tous les instants. Sur le papier, cette réunion familiale à Noël dans le but de s’entre-déchirer, c’est le pire film du monde, c’est Danièle Thompson ou Diane Kurys. Sauf que Desplechin écrit des dialogues comme personne, parvient à saisir des personnages dans leur vérité comme personne et met en scène comme personne. Commençons par ce dernier argument : mon sentiment jusqu’à présent (confirmé par des interviews) c’était que Desplechin s’en foutait de la mise en scène. Ce n’est pas tout à fait exact : il s’en fout de la doxa auteuriste. Il n’hésite pas à couper dans un plan pour passer à l’idée suivante, n’hésite pas à filmer chaque scène de 5 angles différents (et à tous les utiliser), n’hésite pas à jouer des plans de coupe (photos de famille, objets, bâtiments, images du passé…) pour brouiller les pistes. Après tous ces films contrits (Ceylan, Skolimoski), ça faisait plaisir de voir un film qui se départait du sacro-saint plan-séquence et découpage raisonnable. J’imaginais Desplechin devant sa tale de montage se dire, non pas (comme le pensent beaucoup) « je vais faire 6 coupes, un zoom et un iris » pour amuser la galerie, mais « just do it ». Si ça marche, faisons-le. Du coup, on finit par oublier l’aspect hyper-citationnel (Bergman, Truffaut, Godard…) pour rester fasciné par la vérité du propos : une histoire de vampires (Amalric, filmé comme Nosferatu à la sortie du tribunal, pour finalement être celui qui donne son sang), une histoire de don et de reprise. Qu’est-ce qui est gratuit, qu’est-ce qui ne l’est pas.

Je me dis par ailleurs (d’accord en cela avec D.Chou) que le film est terriblement misogyne, et qu’il est finalement étonnant qu’il plaise autant à certaines personnes. Il est très clair que pour Desplechin, les femmes sont des vampires, des êtres dépendants, qui « vivent dans des petites bulles » comme disaient Amalric dans Rois et Reine, toujours sauvés in extremis (ici, Anne de Consigny, qui pourrit la vie à son gosse pour exister, pour avoir la vie que son frère lui a volé, dit-elle) mais de façon hypocrite – se souvenir qu’Amalric n’ouvre pas la lettre de sa sœur…Chiara Mastroiani ne vit elle aussi qu’à travers les hommes, croyant les façonner, mais incapable de se définir sans eux (peut-être la plus belle scène du film lorsqu’elle couche avec Simon). Deneuve et Devos sont magnifiques, ce sont elles qui assument la liberté du film. Deneuve est au centre, c’est elle qui donne (la vie, la mort) et aussi elle qui reçoit (la moëlle de son fils, de son petit-fils, l’amour de toute la famille). Et elle traite tout cela avec une désinvolture, un détachement (la scène sublime de la balançoire avec Amaric, celle de fin à l’hôpital, aussi)… A l’opposé, Devos, pour une fois dans un rôle noble, est celle qui ne doit ni ne donne à personne. Elle est seulement de passage. Lorsque je ne sais plus qui lui dit « mais ce type (Amalric) te gâche la vie », elle répond « pas sûr ». Elle ne fait que parier en permanence (comme Deneuve, sauf qu’elle c’est par force des choses), elle est là pour jouer. Ce sont elles qui rendent la misogynie de Desplechin acceptable, je crois. Il y a encore beaucoup à dire, notamment sur l’analogie du film avec le rap (du sampling musical, de la parole incandescente dite vite), ce sera à la revoyure (au demain si j’ai le courage/temps).

Reste Ceylan, pour prendre la journée à rebours. Un côté mexicain (tendance Reygadas / Ascalante) et russe (tendance Zviaguitsev), du « monumental symbolique. Autant dire que j’adore… Trois singes est une exaspération des pire aspects des Climats (sur lequel j’étais partagé, il est loin Uzak…), dans le côté remords, adultère, culpabilité. Ceylan prend ce qu’il y a de pire chez Antonioni (la superficie de La notte ou l’Eclisse, c’est-à-dire le couple, l’incommunicabilité, etc) sans en égaler la subtilité ou la capacité à s’en extraire pour aborder l’universel. Cela donne un film extrêmement antipathique (je sais, je sais, c’est volontaire), prétentieux (pour pas grand-chose), désagréable, souvent moche (ces peaux jaunâtres). Ceylan expérimente tous azimuts (différentes textures HD, micro-ralentis, sound design ultra-précis, onirisme spielbergien autour de l’enfant perdu), sur-cadre chacun de ses plans, sur-joue la pose auteuriste (ça dure, ça dure), tout ça pour pas grand-chose. Une tempête dans un verre d’eau (et d’eau, de transpiration plus exactement, il est beaucoup question, comme dans Les climats). Il est fâcheux qu’un des formalistes les plus brillants du cinéma contemporain le soit au service d’une idée aussi étriquée du cinéma… Hâte de voir ce que va proposer Jia Zhang-ke demain.

La soirée se termine par une fête ukrainienne-Nemirov, invité par Oppilarque. Vodka à gogo, blondes partout, agréable buffet et rencontre, grâce à Bernard Payen, d’un jeune réalisateur paraguayien, Pablo, qui a un court-métrage à la Semaine. Très hâte de le voir. Demain, 11h. Juste après le Bonello.

3 commentaires:

GM a dit…

Moi aussi j'aime beaucoup ce "pas sûr", je crois que c'est la plus belle réplique du film.

Bénédict a dit…

Vu le Desplechin ce soir. Une scène sublime : quand Sylvia reproche à Simon de ne jamais lui avoir avoué son amour ; elle lui dit en substance qu'il ne lui a pas laissé le choix de le choisir lui plutôt qu'Ivan, son mari, qu'il lui a volé sa vie en somme, en lui ôtant ce possible. C'est encore l'histoire du scénario qui doit fait le deuil de ses possibles pour que le film existe. Desplechin, semble-t-il, se bat vraiment contre ça. Dans les Cahiers, il explique que depuis quelques films, ses scénarios comportent des variantes et que les acteurs doivent les apprendre par coeur, quitte à ne pas les jouer finalement, ou de se laisser habiter par une variante tandis qu'ils en jouent une autre,(là c'est fonction de l'efficacité immédiate de la scène)ou à les penser sans les dire, ou à n'en produire que le geste, etc. Là ça m'intéresse vraiment.

Pour le reste, c'est beaucoup trop "intelligent" pour qu'au final on ne voit pas des sutures partout, ça ressemble à quelque chose d'horrible : un film qui fait étalage de sa pensée plus qu'il ne pense... J'y reviens : la "bêtise" du cinéma américain ne veux pas dire que ça ne pense pas, ça pense au degré zéro, à travers l'immédiateté de l'image, et c'est pourquoi je préférerai toujours Wes Anderson à Desplechin (qui s'en réclame), l'indifférence au monde qui révèle l'état amoureux de Gene Hackman ou Bill Murray, plutôt que l'indifférence de Jean-Paul Roussillon dans le film, qui n'est rien d'autre qu'une hypothèse philosophique, un postulat.

Après, c'est toujours assez impressionnant de voir les plans qu'il fait, et très enviable cette capacité de construire des scènes uniquement par heurts (les fondus ne cachent en rien les jump-cuts ou le faux raccords, ils permettent à l'image d'être dans le même temps heurtée et fluide, comme au film d'être toujours dans l'entre deux, la friction), avec une caméra sans cesse mobile qui accroche tout dans son passage ; il y a là-dedans quelque chose de très physique, de sportif, qui montre bien que le mec sue autant que ses acteurs/trices. Bref, ça m'impressionne vraiment et en même temps on ne cesse de voir le "truc", c'en est même dingue à quel point c'est lourd, ultra-référencé, au reste Desplechin c'est quand même un mec hyper-cultivé qui veut que ça se sache. Le type veut être écrivain, c'est évident, à la place il fait des films, il adore ça aussi, mais il y a toujours le fantôme d'un roman derrière, "hanté par l'écrit" disait Daney du ciné français, ben faudrait peut-être en sortir quand même, surtout avec ce talent-là...

'33 a dit…

Pas grand chose à ajouter, c'est aussi ma scène préférée, et le truc sur l'intelligence (l'impolitesse de l'intelligence), c'est ce que je disais à davy dans le train matinal qui nous emmenait à Cannes, quelques heures après avoir vu (et détesté) Comment je me suis disputé en repassant mes chemises, puis écrit ce texte (assez bâclé) sur Justice.